«Mon Pays, la braise et la brûlure», de Tahar Bekri

Par Slaheddine Dchicha - Le poète tunisien Tahar Bekri est un poète extrêmement généreux. D’abord parce qu’il consacre une chronique hebdomadaire à faire connaître ses confrères poètes, sans distinction d’origine ou de langue. Et surtout parce qu’il nous gratifie régulièrement de sa propre production poétique. Ainsi en sera-t-il en mai prochain avec la parution en Belgique de son nouveau recueil Mon pays, la braise et la brûlure(*).
Les familiers de Tahar Bekri et de sa poésie ont dû mettre spontanément le nom «Tunisie» sur ce pays «brûlant» et jalousement possédé «Mon pays». En effet, les habitués savent que son pays natal le hante et même quand il ne revient pas explicitement dans ses titres - «Je te nomme Tunisie » en 2011, ou «Chants pour la Tunisi» en 2023 - il est présent partout dans son œuvre tel un air obsédant.
Ce nouveau fascicule accueille élégamment le lecteur avec une belle peinture acrylique d’Annick Le Thoër avant de s’ouvrir sur 55 brèves strophes qui fonctionnent comme autant de tableaux où les paysages du pays natal se mêlent aux images mentales du poète, entremêlant ainsi l’individuel et le collectif; l’histoire et l’Histoire; le singulier et l’universel.
L’intime puzzle
De prime abord, le lecteur constate que le «je» de l’énonciateur a cédé le pas au «tu» de l’interlocuteur et grâce à cette figure stylistique de substitution - l'énallage - le narrateur peut se dédoubler et assister en spectateur à sa propre vie.
De fait, comme dans «un roman d’apprentissage», il se penche sur son passé et en évoque de multiples moments afin d’assembler les pièces de cet intime puzzle. Et les souvenirs de se succéder devant ses yeux nostalgiques : l’enfance et l’école maternelle, la famille et la perte précoce de la mère, la jeunesse, l’université et l’accès à la culture et aux arts:
« A Tunis ta soif jamais désaltérée
Tu courais clubs de littérature et théâtres
Cinémathèque galeries de peinture
Gladiateur alerte de débat en débat » (p.20)
Sans oublier l’engagement, la répression, l’expérience carcérale et pour finir le départ forcé et l’exil avec «le poème pour seul compagnon» (p.29).
Le pays natal
Ce n’est pas parce qu’il a dû, contraint et forcé, quitter le pays natal que ce pays le quitte. Au contraire, ce dernier lui «colle à la semelle», l’habite. Et après avoir été porté par ce pays «Tu me portais» (p.7), c’est désormais lui qui le porte comme une femme enceinte porte son enfant: «Je te porte Pays» (pp.5, 6, 8).
D’où l’omniprésence de la Tunisie dans l’œuvre poétique de Tahar Bekri comme en témoignent ces 55 strophes-tableaux qui, nullement statiques, défilent comme défileraient devant les yeux d’un voyageur les paysages par la fenêtre d’un train qui roule:
«Il me souvient de tes trains cahoteux
[…]
Et moi collé à la fenêtre
Reconnaissais tes paysages un à un
[…]
De gare en gare les quais à la hâte
Tous ces noms familiers qui défilent» (p.9)
En effet, les noms familiers énumérés avec délectation tout le long du recueil couvrent l’ensemble du pays quitté: «Zarzis, Djerba, Sfax, Mahdia, les îles Kerkennah, El Hencha, Tunis, Tabarka, Gabès, Radès, Bizerte, Sousse, Kairouan, Carthage…».
Et chacun de ces toponymes de représenter par métonymie la Tunisie et d’exalter ses variétés géographiques, ses ressources naturelles et de célébrer ses richesses archéologiques, historiques et culturelles.
En multipliant les évocations et les incantations, l’exilé espère donner présence à l’absence, apaiser le manque et atténuer la souffrance…
«Je te portais pays
Braise et cendre tout feu brûlant
Ma flamme luttait pour ne pas s’éteindre» (p.32)
Comme écho à ces vers, convoquons pour conclure le très populaire proverbe tunisien «Ne ressent la brûlure de la braise que celui qui pose le pied dessus» qui peut être aisément pastiché ainsi: «Ne ressent le véritable amour du pays que celui qui n’y est plus», l’exilé qui n’y habite plus mais que le pays habite!.
Slaheddine Dchicha
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(*) Tahar Bekri, Mon pays, la braise et la brûlure, Ed. Asmodée Edern, 2025, 66p., 16e
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