L’huile d’olive en Tunisie: un patrimoine national à reconquérir (Album photos)
Par Ridha Bergaoui - Comme chaque année, à partir du mois de novembre, nos campagnes s’animent d’une ferveur particulière, c’est le temps de la cueillette des olives. Cette année est un peu exceptionnelle puisque la Tunisie se dirige vers la réalisation d’un record, celui de produire plus de 500 000 tonnes d’huile, soit environ 2 500 000 tonnes d’olives à ramasser, cueillir et triturer. Beaucoup de travail en vue et beaucoup de bras sont nécessaires pour accomplir à bien une telle tâche.
Cette performance résulte d’une part des bonnes conditions climatiques et de l’excellente pluviométrie reçue tout le long de la saison agricole et d’autre part de l’entrée en production des nouvelles plantations.
Un héritage millénaire
En Tunisie, l’olivier est présent depuis toujours. Enraciné dans les terres arides et fertiles de notre pays depuis plus de deux millénaires (il semble que l’olivier de Charf, près d’El Haouaria, soit l’un des plus vieux oliviers encore en vie au monde puisqu’il est là depuis plus de 2 500 ans). Il a vu passer les Phéniciens, les Romains, les Arabes, les Ottomans et les Français. Il a nourri les populations, éclairé les maisons, soigné les corps et apaisé les âmes.
L’olivier rythme la vie de nos campagnes. Dans le Sahel, à Sfax, à Sousse, à Kairouan, à Zaghouan ou au Kef, il façonne les paysages et soutient les économies locales. Grace à un climat méditerranéen unique, à des variétés locales d’oliviers rustiques et résistantes, et au savoir-faire ancestral de ses agriculteurs, transmis de père en fils, l’olivier a prospéré et s’est développé du Nord au Sud pour peupler nos contrées et verdir notre pays. Sans l’olivier, tout le Centre et le Sud seraient probablement un immense désert.
L’olivier résiste à tout : la sécheresse, le vent et le temps. Cet arbre béni est non seulement millénaire mais immortel. Il produit constamment des rejets à sa base qui remplacent la vieille souche par un arbre jeune et vigoureux qui perpétue son existence pour toujours.
L’olivier fait partie intégrante de la mémoire collective tunisienne. En tant que musulman, le Tunisien a toujours considéré l’olivier avec beaucoup de respect. C’est un arbre de foi et de sagesse. Le Coran, le qualifié de « bèni » (mubaraka), symbole de lumière divine et de pureté “Sa lumière est semblable à une niche où se trouve une lampe... alimentée par un arbre béni, un olivier ni d’Orient ni d’Occident.” (Sourate An-Nour, 24:35).
ٱللَّهُ نُورُ ٱلسَّمَٰوَٰتِ وَٱلْأَرْضِ مَثَلُ نُورِهِۦ كَمِشْكَوٰةٍ فِيهَا مِصْبَاحٌ ٱلْمِصْبَاحُ فِى زُجَاجَةٍ ٱلزُّجَاجَةُ كَأَنَّهَا كَوْكَبٌ دُرِّىٌّ يُوقَدُ مِن شَجَرَةٍ مُّبَٰرَكَةٍ زَيْتُونَةٍ لَّا شَرْقِيَّةٍ وَلَا غَرْبِيَّةٍ يَكَادُ زَيْتُهَا يُضِىٓءُ وَلَوْ لَمْ تَمْسَسْهُ نَارٌ نُّورٌ عَلَىٰ نُورٍ يَهْدِى ٱللَّهُ لِنُورِهِۦ مَن يَشَآءُ وَيَضْرِبُ ٱللَّهُ ٱلْأَمْثَٰلَ لِلنَّاسِ وَٱللَّهُ بِكُلِّ شَىْءٍ عَلِيمٌ
Malheureusement, cette dimension culturelle et spirituelle, bien qu’ancrée dans la mémoire collective, est de nos jours un peu effacée et peu mise en avant dans une Tunisie contemporaine, pourtant l’un des plus grands producteurs et exportateurs d’huile d’olive au monde.
Une stratégie voulue par les politiques, mais de plus en plus contestée
Jusqu’à l’indépendance, l’huile d’olive était la seule matière grasse végétale utilisée dans les foyers tunisiens. Présente dans la cuisine, les remèdes et les traditions, elle symbolisait la bénédiction et la santé. A partir des années 1960, l’État a encouragé la consommation d’huiles végétales importées (tournesol, soja, maïs) jugées plus abordables pour une population urbaine en expansion.
Cette politique visait à réserver l’huile d’olive à l’exportation pour en faire une source de devises et un pilier de la balance commerciale. Cette politique a entrainé un détachement progressif du consommateur tunisien vis -à-vis du produit national. La consommation individuelle moyenne est passée de 12 à 15 kg/habitant/an dans les années 1960 à moins de 4 kg aujourd’hui. Cette baisse s’explique par l’habitude des huiles importées subventionnées et bon marché, la priorité donnée à l’exportation et la flambée des prix. Dans les années de faible récolte, aggravées par la sécheresse et le changement climatique, le prix du litre d’huile d’olive a dépassé 30 dinars, rendant le produit inaccessible pour la majorité des familles.
Autrefois symbole d’identité et de santé, l’huile d’olive est devenue un produit de luxe. De nombreux jeunes n’en connaissent ni le goût ni les vertus. Le pays exporte la plus grande partie de sa production (souvent en vrac et sous label étranger) tandis que ses citoyens consomment des huiles raffinées importées, sans valeur nutritive réelle. De plus en plus de voix s’élèvent pour réclamer un rééquilibrage de cette politique : réserver une partie de la production au marché intérieur, réduire la fiscalité sur l’huile locale et réorienter les subventions vers l’huile nationale. Ces mesures permettraient de rendre l’huile d’olive accessible à tous, de réconcilier les Tunisiens avec leur patrimoine culinaire et de restaurer la place centrale de l’huile d’olive dans la vie quotidienne comme symbole d’identité, de santé et de souveraineté alimentaire.
La Tunisie, un pays devenu leader en oléiculture
Avec près de 90 millions d’oliviers plantés sur environ 1,8 million d’hectares (soit le tier des terres cultivées du pays), la Tunisie détient le plus grand verger oléicole du bassin méditerranéen, après l’Espagne, qui fait vivre plus d’un million de Tunisiens.
La production d’olives, et donc d’huile, varie d’une année à une autre en fonction essentiellement de la pluviométrie. La tendance est plutôt vers une augmentation sensible de la production en raison de l’entrée en production des nouvelles plantations. Les agriculteurs sont motivés par les prix rémunérateurs de l’huile d’olive. La production moyenne se situerait entre 200 - 250 000 tonnes d’huile d’olive par an. Cette année, grâce aux pluies abondantes, la production pourrait dépasser le 500 000 tonnes plaçant la Tunisie juste derrière l’Espagne et loin devant l’Italie ou la Grèce.
La consommation locale reste faible (moins de 4 kg/habitant/an) alors que dans les autres pays producteurs (la Grèce ou l’Espagne) elle dépasse les 10 kg. La plus grande partie de l’huile part à l’étranger essentiellement en vrac. Elle est embouteillée et commercialisée sous des marques européennes. La Tunisie est le premier pays exportateur hors Union Européenne.
Les exportations d’huile d’olive rapportent en moyenne plus de 2 milliards de dinars par an. Les recettes d’exportation pour la saison 2023-24 ont atteint un record de 5,16 milliards de dinars fin octobre 2024. L’huile d’olive est le premier produit agricole d’exportation et l’une des principales sources de devises du pays devant les dattes et les produits de la mer. Ce sont les recettes de l’exportation de l’huile d’olive qui ont permis au pays d’honorer ses engagements financiers face à l’étranger lors de la crise du tourisme survenue après la vague de terrorisme et les attentats du Bardo et de Sousse.
Redonner à l’olivier sa place d’honneur
Malgré sa présence séculaire et son importance socio-économique primordiale, l’olivier reste étonnamment discret dans notre vie quotidienne, presque effacé dans nos symboles, nos habitudes et notre imaginaire collectif. Avec l’invasion des huiles végétales importées, subventionnées et bon marché, l’huile d’olive, pourtant trésor de santé et d’équilibre, est devenue un produit de luxe très peu consommé. L’olivier, quant à lui, n’est plus qu’un arbre parmi d’autres dont on ne parle ou s’inquiète qu’au moment de la cueillette des olives, la vente et l’exportation de l’huile.
La « culture » de l’olivier avec les traditions et habitudes de consommation sont en train de s’effriter et de disparaitre presque pour toujours. On se rappelle tous la fameuse phrase d’un ancien ministre de l’agriculture qui disait en 2017 « l’huile d’olive ne fait pas partie de nos traditions culinaires ».
Il est temps de donner à cet arbre noble la place qui lui revient et de l’ériger en tant qu’arbre national, emblème de notre pays, pilier de notre identité, levier de développement durable et symbole de fierté nationale. Il est temps de replacer l’olivier et l’huile d’olive au cœur de notre culture, de notre économie, et même de notre diplomatie. En effet:
• L’oliver est présent sur tout le territoire national du nord humide au sud semi-aride.
• Il incarne la paix, la patience et la persévérance, des valeurs profondément ancrées dans la culture tunisienne.
• Il relie notre passé à notre avenir, l’économie et la spiritualité.
Revaloriser l’image de l’oliver et de l’huile d’olive et faire revivre toutes nos traditions et le symbolisme que représente cet arbre béni, permettrait de rassembler les Tunisiens autour d’une fierté partagée, redonner du sens à la ruralité et réconcilier le pays avec son histoire et ses racines méditerranéennes.
Quelques suggestions
Beaucoup peut être fait pour promouvoir la consommation locale de l’huile d’olive, réintroduire et réhabiliter l’huile d’olive dans nos cuisines, dans nos habitudes et notre culture. On peut suggérer ici quelques actions tout à fait faisables:
• Encourager et même stimuler le consommateur (campagnes de publicité pour l’huile d’olive et la vulgarisation de ses bienfaits santé) à acheter et utiliser plus souvent l’huile d’olive. L’idée de rediriger la subvention réservée aux huiles importées vers la subvention de l’huile d’olive pour qu’elle soit accessible à tous, doit être envisagée et étudiée sérieusement.
• Faire en sorte que l’huile d’olive soit visible, partout présente est également important. Placer de petites bouteilles sur les tables, à domicile et dans les restaurants même populaires et collectifs (universitaires, cantines scolaires…) pour dégustation et assaisonnement par exemple.
• Eduquer les jeunes, dans les établissement scolaires et universitaires, à apprécier l’huile d’olive (dans les programmes éducatifs, les clubs de l’environnement, organiser des séances de dégustation, des conférences sur les utilisations et les bienfaits santé de l’huile d’olive…)
• Encourager les festivals régionaux autour de l’olivier, avec ventes des produits, conférences, dégustations, démonstrations…
• En ville, planter des oliviers, à la place des palmiers décoratifs ou d’autres arbustes sans âme. L’olivier est un arbre robuste, sobre et beau qui résiste à la sécheresse et embellit les paysages. Il peut être l’arbre urbain par excellence qui protège et produit des olives que les municipalités peuvent récolter et profiter de recettes précieuses pour renflouer les caisses souvent en difficulté
• Intégrer l’olivier, les huileries et l’huile dans des circuits touristiques, organiser des séances de dégustation et de distribution d’échantillons gratuits dans les hôtels…
• Faire de l’huile d’olive un levier de notre diplomatie et du rayonnement international.
Enfin, l’olivier n’est pas une simple « culture agricole », c’est une culture tout court, qu’on doit développer chez nos concitoyens. Renforcer la place culturelle de l’olivier, c’est faire de cet arbre et de son huile un marqueur identitaire, artistique, éducatif et spirituel, présent dans l’imaginaire collectif autant que dans les pratiques sociales.
Conclusion
La production d’huile d’olive en Tunisie est en constante augmentation grâce aux efforts déployés pour promouvoir ce secteur. Il est nécessaire de bien écouler cette production pour profiter amplement de cette manne bénie. La concurrence mondiale est de plus en plus rude surtout que de nombreux pays ont massivement investi dans la plantation de milliers d’hectares d’oliviers. Le marché local, longuement sacrifié et ignoré, représente un débouché stable et garanti pour nos oléiculteurs qu’il faut développer et reconquérir.
Par ailleurs l’olivier fait partie intégrante de notre personnalité, de notre histoire et notre patrimoine culturel. Un lien très fort liait jadis le tunisien à l’olivier et l’huile d’olive, omniprésents dans son quotidien. L’olivier nous ressemble et nous représente, il fait partie de notre identité : bien enraciné dans son histoire, patient, généreux et résilient. Ce lien spirituel et culturel s’est effrité et a failli disparaitre complétement, l’huile d’olive étant devenu trop chère, un produit de luxe pour la plupart de nos concitoyens. Il est nécessaire de rétablir ce lien affectif, moral et culturel. L’huile d’olive n’est pas un simple produit d’exportation, c’est l’aboutissement d’une longue histoire et d’un savoir-faire ancestral et unique.
L’olivier, symbole de paix, de prospérité et de gloire peut rassembler les Tunisiens et représente un motif de fierté nationale en ces temps où le monde est en crise et l’optimisme souvent inaccessible. C’est un arbre très ancien, il est possible d’en faire un bel arbre d’avenir qui se développe en complète harmonie avec son environnement naturel, humain et socio-économique.
Ridha Bergaoui
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