Afef Aïssa Abdelhafidh : Esther Duflo prix Nobel d’économie 2019 et nous
L’économiste française Esther Duflo, deuxième femme prix Nobel d’économie (après l’américaine Elinor Ostrom en 2009), n’est pas une inconnue pour nous tunisiens.
En effet, cette brillante économiste issue d’une famille protestante composée de têtes bien faites (une mère pédiatre et un père mathématicien fondateur de l’isomorphisme Duflo) a visité notre pays les 25 et 26 mars 2010 pour présenter, en sa qualité de titulaire en 2009 de la chaire internationale « savoirs contre pauvreté » du Collège de France, deux conférences. La première intitulée « Evaluation des politiques de développement » fût organisée à la Cité des Sciences. La seconde à laquelle j’ai eu l’opportunité d’assister à la Bibliothèque Nationale de Tunisie avait pour titre « Pauvreté et développement dans le monde ».
Esther Duflo est l'économiste qui a montré avec son équipe, comment il est possible de concevoir des politiques publiques efficaces sur la base d'études de projets bien ficelés grâce à l'expérimentation économique. Elle démontre comment on peut utiliser une technique d’expérimentation dans le domaine socioéconomique en imitant les tests cliniques randomisés utilisés par les laboratoires pharmaceutiques pour évaluer l’efficacité d’un médicament. Ses expériences ont concerné notamment la sphère sociale et plus particulièrement les programmes de lutte contre la pauvreté.
En effet, si aujourd’hui on peut savoir comment lutter contre la pauvreté, le défi qui reste à relever est de savoir comment le faire tout en étant efficace et efficient. L’expérience a montré qu’on ne dispose pas d’outils d’évaluation appropriés qui nous permettent de dire si les efforts déployés et les politiques qui leur sont adjacentes ont été performants ou non. En effet, sur le terrain, on se rend souvent compte qu’on fait plus ou moins que l’effet attendu.
L’expérimentation des politiques sociales consiste en la division de la population de manière aléatoire en groupes cibles en fonction des instruments d’implémentation de la politique envisagée. Le choix aléatoire permet de limiter les biais de sélection et d’assurer une meilleure comparabilité. La comparaison des résultats des divers groupes par rapport au groupe de référence (sans implémentation) sert à cibler le meilleur instrument à adopter.
Exemple, si le défi posé est de réduire le taux d’abandon scolaire, un problème épineux pour la Tunisie (100 000 abandons environ annuellement), le politicien a besoin de détecter le meilleur moyen possible pour atteindre cet objectif. Il peut choisir entre la prise en charge des frais des fournitures scolaires, du transport, des cours de rattrapage, de l’assistance psychologique etc. L’expérience permettra de faire le meilleur choix moyennant la comparaison des résultats (assiduité, passage de classe…) des élèves différenciés en groupes sans aucune aide et en groupes avec aide.
Nous considérons que les travaux de l’économiste Duflo renvoient opportunément à la réalité socioéconomique de la Tunisie pour deux raisons majeures :
- L’acuité des problèmes sociaux qui furent davantage mis en relief à l’occasion des dernières élections et qui étaient déjà dans une large mesure à l’origine du changement politique de 2011 (chômage des jeunes, pauvreté et marginalisation, décrochage scolaire, corruption…). La persistance de ces problèmes 8 ans après la révolution, met en relief un décalage inquiétant entre la relative progression du processus politique et les résultats enregistrés aux niveaux économique et social. Cette situation constitue aujourd’hui une menace sérieuse pour tout l’édifice de la transition démocratique dans notre pays.
- L’insuffisance de rigueur dans l’établissement et la mise en œuvre de nos politiques publiques notamment dans le domaine social. Cette défaillance tient non seulement à l’absence de vision globale pour résoudre les urgences, mais également à l’inefficacité des politiques jusque-là mis en œuvre.
Pour concevoir des politiques publics ciblées et financièrement viables pour le budget de l’Etat, l’approche d’expérimentation des instruments de politiques économiques présente le grand avantage de pouvoir se rapprocher au maximum de la réalité du terrain. L’intérêt de l’approche est d’autant plus envisageable pour nous, qu’elle ne véhicule pas de charge idéologique apparente et qu’elle s’appuie sur un outil technique adaptable à notre vécu.
Afef Aïssa Abdelhafidh
Economiste (E.S.C.Tunis)
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Pr.Hakim Ben Hamouda avait préconisé la même option d'une "urgence économique ", à condition de laisser tomber les pompeuses fariboles des partis politiques.Avec les dernières élections législatives, le pays s'engouffre à nouveau dans les surenchères politiciennes.Face à l'urgence,"la secte" majoritaire s'occupera plutôt du mercantilisme que de l'économie.Elle croit que le produit de la Zaket (dime) est à même de favoriser l'investissement dans les petits commerces de fruits secs,à construire des hôpitaux (entendre plus de mosquées pour guérir les âmes égarées)...etc Bien que le pays regorge de compétences internationales dans divers domaines et des ressources naturelles à la mesure de sa population,on est sidéré -après plus d'un demi siècle d'indépendance -de constater encore la persistance de l'indigne précarité .
Intéressant... Mais, personnellement, je ne suis pas d'accord avec tout ce qui est écrit, je pense même qu'il y a dans votre texte trop d'idéalisme. A notre stade en Tunisie (corruption à toutes les strates, clientélisme, infrastructures en ruine, service public à désirer, campagnes délaissées, marché noir qui explose, la liste est longue...) il n'y a pas besoin d'être un génie pour savoir "comment" appliquer la politique économique et pour en mesurer les bénéfices. Et les indicateurs de mesure existent, encore faudrait-il avoir un organisme de statistiques (équivalent INSEE) digne de ce nom et indépendant. La politique économique ne devrait relever que du bon sens et de l'intérêt général... des principes de base absents chez nous... il faut commencer par là. J'ai étudié l'économie en licence et master. Pour ma part, je n'aime pas la position "occidentale" qui dit "on va faire des expériences, des tests" dans les pays "pauvres". Comme si nos peuples sont des cobayes... Arrêtons de nous mentir, si on veut améliorer la situation réellement pour tout le monde et pas seulement enrichir une poignée de personnes, il suffit d'observer les pays plus développés, prendre le bon et, selon leur expérience, ne pas prendre le mauvais. 40 ans de néo-libéralisme et près de 200 ans de capitalisme, on peut en tirer quelque chose sans avoir à "faire des expériences"... Cela revient un peu à inverser la position du "cobaye" :) Mais si on reproduit les mêmes schémas démocratiques, économiques, sociaux, etc. il ne faut pas s'étonner d'avoir les mêmes problèmes : inégalités, chômage de masse, service public privatisé, spoliation et surexploitation des ressources, destruction de l'environnement... Veuillez m'excuser pour cette vision un peu chaotique et pessimiste, mais cela me choque que vous écriviez que le processus politique a progressé depuis la révolution. Ce n'est pas le cas. Une nouvelle classe politique vereuse a remplacé la précédente. Certes, nous devons être patients (en France, après 1789, le pays était à feu et à sang pendant près de 100 ans... espérons tout de même que nous en aurons tiré les conséquences d'ici là...). Autrement, il n'y a pas de mystère, il faut un pouvoir assez fort et honnête qui travaillera pour l'intérêt général.